Bonjour à tous,
Vous le savez peut-être, je suis en licence d’Histoire depuis 2 ans maintenant et pourtant je n’ai jamais vraiment osé parler d’histoire sur ce blog. Pour plein de raison je me bloque lorsqu’il s’agit de parler de philosophie (même si je l’ai déjà fait) et d’histoire parce que je ne me sens pas légitime, disons-le, parce que j’ai peur de ne pas faire correctement. Pourtant, cela fait deux ans que je fais des oraux d’Histoire sur des sujets variés. C’est pourquoi aujourd’hui je vous propose un sujet d’Histoire que j’ai travaillé avec une amie et que je vais compléter et modifier pour vous le proposer en article. Ensuite, il arrivera que je revienne avec des sujets que j’ai travaillé pour le blog, même si ça impliquera qu’ils soient moins longs et travaillés différemment. Cependant, je n’ai évidemment je n’ai pas totalement pu garder la forme initiale de l’écrit pour l’oral simplement parce qu’entre-temps j’ai reçu des remarques du prof donc j’ai pu ajouter des informations. A noter aussi que je citerai beaucoup d’article et de livres tout simplement parce que je n’ai pas fait ce travail seule, je me suis beaucoup informée et j’ai beaucoup travailler avec Tess aussi et je pense que c’est important ne serait-ce par respect pour les chercheurs qui m’ont permis de produire cet article.
La question d’une histoire de l’intime n'apparaît que très tardivement avec notamment une Histoire de la vie privée, ouvrage collectif de 5 volumes, dirigé par Philippe Ariès et Georges Duby, publié à partir de 1985 mais aussi avec l’Histoire de la sexualité, publié entre 1976-1984, de Michel Foucault et, pour finir ce cadrage historiographique, l’Histoire du corps d’Alain Corbin. L’histoire de l’intime et celle du corps ont longtemps été des points morts de l’histoire, l’historien s’intéressant à la violence corporelle et intime de la guerre se retrouve dans une posture délicate, d’un côté cette histoire est nécessaire dans un souci de compréhension de la guerre et ses implications, mais c’est d’un autre côté un sujet éloigné du politiquement et historiquement correct prôné à ce moment. Il y a d’un côté une nécessité de comprendre la guerre dans la réalité de l’individu : son corps, son couple, sa famille...mais c’est aussi s’intéresser à une question sacrée qu’est celle du corps, reliée de ce fait à une forme de tabou qui rend le sujet complexe à traiter. L’histoire de l’intime est donc tardive et c’est d’autant plus le cas quand l’on observe l’historiographie de guerre qui occulte généralement la question du couple en guerre au profit d’une histoire de l’enfant et de la femme en guerre. Dans les plus fortes contributions à l’histoire du couple en guerre ainsi que de la question de la sexualité nous retenons notamment le nom de Clémentine Vidal-Naquet. Notre recherche s’inscrit donc dans ce qu’elle désigne comme un “angle-mort” de l’historiographie de la Grande Guerre, malgré l’appel de Michelle Perrot auprès des historiens en 1987 pour composer une histoire du lien amoureux lors de cette guerre, s’appuyant notamment sur le fait que, sur 7,9 millions de mobilisés, 4 millions étaient mariés. L’expérience de la guerre en couple a donc été vécue par 8 millions d’individus[1], et n’a pas toujours durée seulement 4 ans : en effet, Armistice signée le 11 novembre 1918 marque un cessez-le-feu mais pas la fin de la Guerre, les soldats ont été mobilisés jusqu’en mars 1919 et dans certains pays la Guerre continue jusqu’en 1923. Les sources sont donc tardives, la fin de la Guerre ne représente pas forcément des retrouvailles, beaucoup de femmes se retrouve veuves de guerre. Cela implique donc beaucoup d’aspect à étudier autour de cette double mobilisation. Il faut donc étudier les correspondances, une historiographie lacunaire, et étudier la mobilisation non plus comme celle des hommes mais comme celle d’un couple. Finalement, se demander en quoi cette traversée des conflits engendre des mutations des couples.
Le couple impliqué dans la guerre
Comme expliqué, le couple est entièrement impliqué dans la guerre. Loin de l’image du valeureux soldat qui s’en va combattre pour sa patrie et de sa femme qui reste à le pleurer dans sa maison, la réalité de la guerre se vit à deux : à travers un retour et des projets imaginés, mais aussi par le biais de l’implication des femmes dans l’activité, notamment dans le travail, mais plus globalement dans les échanges épistolaires. Nous étudierons donc ces trois aspects de la mobilisation du couple pendant la première guerre mondiale, notamment au travers de l’étude de correspondance mais aussi de témoignage.
Pendant la guerre, un paradoxe naît, celui de l’imaginaire de l’avenir après-guerre, qui entre en tension avec la réalité des couples de l’époque : les regards sont tournés vers un avenir commun malgré le manque de ressources, la pauvreté et le flou qui entoure la guerre. Cela s’explique notamment par le fait qu’à l’époque, le mariage devient de plus en plus une affaire de sentiment, créant ainsi une sphère intime et une volonté de construire un avenir commun. Mais ce retour imaginé est de l’ordre de l’hypothétique : c’est surtout un moyen de faire exister la relation malgré la mobilisation. Au début de la guerre, le retour semble une évidence, la guerre se voit comme un événement qui ne dura que quelques semaines. Sur ce point, les correspondances sont révélatrices, les soldats estimant leur retour dans deux mois, finissent par l’estimer à six. Peu à peu les soldats espèrent obtenir un retour provisoire, même s’ils conduisent à des séparations d’autant plus déchirantes parce que la durée de ce retour est suffisante pour mettre en place des projets de moyens termes mais pas de les achever, de plus repartir en guerre devient source d’inquiétude parce que le soldat part en espérant un retour mais s’inquiète de sa survie. Le désir de retour laisse de plus en plus place à un désir de la fin de la guerre. Plus les conflits continuent, plus la réalité de la guerre atteint les couples et notamment la réalité des morts, ce qui modifie fortement la valeur du retour et ce qu’il implique. Le retour devient en effet un privilège qu’il faut mériter et qui se négocie à travers la foi, la souffrance et l’amour. Plus l’on prie, plus l’on est victime de la guerre et plus l’on montre que l’on s’aime, plus Dieu sera clément, et plus le retour sera heureux. A leurs yeux, et selon les lettres des femmes à leur maris étudiées par Clémentine Vidal-Naquet, le bonheur ultime s’obtient par un passage quasi obligé par la souffrance, et que cette souffrance ne représentera plus rien une fois le bonheur arrivé. Les couples aspirent à des retrouvailles heureuses, aux fêtes manquées, et surtout au retour à l’intimité comme par exemple le fait de donner les marques de tendresse qui ont été contenues pendant les conflits. De plus, les retrouvailles seront pour certains le moyen d’oublier les heures de souffrance et d’oublier la guerre, alors que pour d’autres il s’agira d’en parler, de mettre des mots sur la réalité vécue par les soldats, défaits de toute contrainte patriotique et de censure dans le récit de guerre. Tout comme certains sont bercés par la hâte et la joie de rencontrer leur fils devenu grands, d’autres y voient une source d’inquiétude face à l’éventualité de ne pas réussir à s’intégrer dans la famille. Globalement, les combats et l’éloignement apporte un recul sur la relation, et ils envisagent le retour comme un remariage et une remise à 0. Mais derrière tout cet imaginaire, on peut aussi y voir une nécessité de repousser au plus l’éventualité de la mort du soldat, même si certains soldats donnent des indications à leur femmes : leur donne des conseils sur l’éducation des enfants, espèrent que leur bien reviendra à leur femme et enfants, invitent leur femme à se remarier. Il est cependant très difficile de savoir si ces retours imaginés sont devenus réalité, pour certains ce ne fût pas le cas, Clémentine Vidal Naquet a pu étudier des correspondances, notamment celle du couple Yvonne et Maurice Retour[2], qui imaginaient la relecture de leur lettre au coin du feu, malheureusement M.Retour meurt au combat en 1915. Après la guerre, l’écriture de soi se raréfie, et l’historien ne peut se baser que sur les sources extérieures pour supposer la réalité du retour, notamment avec les documents juridiques comme le nombre de divorce après-guerre. Mais ces sources ne permettent pas de s’intéresser à l’aspect de retour intime.
Cette Guerre à tout de même permit une émancipation des femmes. En effet, avec le départ de leurs maris, les femmes ont dû se débrouiller seules et à acquérir une indépendance nécessaire à leur survie, ainsi qu'à celle de leurs enfants. Contrairement à certaines idées reçues, les femmes ont toujours travaillé, et elles n'ont pas commencé avec la guerre. Cependant, les hommes valides étant pour la plupart partis au front, il a fallu que leurs femmes les remplacent. Celles qui tenaient une activité avec leur mari ont appris à gérer tout cela seules, il s’agissait alors surtout de femmes se mettant à travailler dans les champs. En plus du travail, elles devaient également s'occuper du foyer, des enfants, et souffrir de l'inquiétude pour leurs conjoints. Il y avait en effet peu de nouvelles, aussi elles restaient dans l'incertitude en espérant ne pas recevoir de courrier porteur de mauvaises nouvelles, mais nous détaillerons plus tard la correspondance. La séparation est donc éprouvante pour leur moral, mais aussi physiquement puisqu'elles doivent compenser l'absence des soldats. Cependant, cela a permis à beaucoup de femmes de se découvrir un "caractère". Je vais prendre ici l'exemple de Louise Euzen[3], une jeune femme de Cléden-Poher. Juste avant que la France n'entre en guerre, elle s'est mariée avec Jean-Marie Le Jeune, un autre clédinois qui a été mobilisé peu après. Lorsqu'il a été blessé et fait prisonnier en 1916, puis envoyé en Suisse par la Croix Rouge pour sa convalescence, elle a pris une décision radicale : le rejoindre ! Louise qui n'avait jamais quitté sa commune a traversé toute la France juste pour retrouver son mari. Cela peut sembler facile aujourd'hui, mais c'était une grande aventure pour une petite campagnarde à l'époque, et cela a forgé son caractère. Au point où cette histoire a été régulièrement transmise aux générations suivantes comme un exemple. Ainsi, de nombreuses femmes apprennent à s’affirmer grâce à la guerre et pour une partie d’entre elles, il n’est plus question de se laisser à nouveau dominer. Malgré l’amour qu’elles portent à leurs maris, pour certaines du moins, elles prennent goût à la liberté, jusqu’à en regretter parfois le retour des soldats qui les fait retourner à leur rôle précédent. Cependant, le fait qu’elles s’en sont très bien sorties en leur absence pousse au respect de certains hommes qui ont plus de considération pour leurs épouses et les voient de manière plus égale. Les femmes, notamment les épouses et les marraines, étaient aussi là pour les hommes, elles avaient un rôle d’entretient du moral des troupes, même si l’état-major voyait la chose de manière paradoxale, d’un côté, on affirmait que les femmes pouvaient aider les soldats, mais aussi qu’elles les démoralisaient au combat, les retours ponctuels étaient donc régulés et limités.
Pendant la guerre, les sources écrites dites “écritures de soi” s’imposent comme source riche. C’est par l’étude des lettres et des cartes que l’on se rend compte de la mobilisation du couple dans la guerre. Comme dit plus tôt, les échanges permettent de créer et d’imaginer l’avenir, avec le retour du soldat, et parfois envisager la suite malgré la perte. Cela devient une source de réconfort mais aussi d’inquiétude : l’attente des nouvelles devient une des plus grandes attentes des femmes, la lettre reçue est liée à un espoir d’avenir, le retard de courrier devient une source d’inquiétude, l’absence de nouvelle suppose alors une absence d’avenir. Quand le courrier arrive avec des nouvelles, peu importe le contenu, elles signifient que le soldat est encore en vie, que son retour est envisageable. Comme dit plus haut, Clémentine Vidal-Naquet a étudié des correspondances qui ont été publiées, gardées. L’exemple du couple Retour est un bon exemple car Yvonne Retour a conservé les lettres comme son mari le lui avait demandé malgré son décès, il y a la une valeur symbolique de la correspondance, alors qu’elle était surement un moyen de surmonter l’éventualité de la perte et la distance, elle devient un souvenir, une matérialisation de la mémoire du soldat. La preuve aussi de la souffrance partagée et de l’amour mutuel porté à l’autre, qui selon C.Vidal-Naquet avait une portée religieuse, une preuve pour que Dieu puisse les récompenser avec justice. La lettre prend alors une valeur de transmission des ressentis, des espoirs, des désirs et de l’imaginaire. Mais après-guerre, des journaux, en particulier des journaux féminins comme Eve, à travers des appels à lecteurs/lectrices, collectent des lettres répondant à des questions qui permettent aux historiens d’en savoir plus sur la réalité des retours. L’écriture de soi permet un regard de l’intime dans la réalité de chacun, des généralités ne peuvent pas être faite mais une température globale des perceptions, des représentations, peut être prise et créer une sorte de tableau général tentant d'approcher à la réalité d’une majorité, ce qui est possible par la multiplicité de lettres et de cartes conservées par les familles. Ces échanges permettent au couple de se relier dans le combat, et de partager et surmonter la souffrance ensemble.
La mobilisation du couple se fait physiquement, avec la mobilisation militaire des hommes mais aussi la mobilisation professionnelle des femmes, et surtout une mobilisation mutuelle dans la souffrance mais aussi dans l’espoir, qui se traduit par un retour imaginé à deux, un avenir à construire, et se transmet à travers une riche correspondance qui diminue après la guerre mais malgré tout l’écriture de soi subsiste à travers les lettres envoyées aux journaux organisant des concours et des débats.
Les corps et la sexualité
La guerre est indissociable d’une histoire du corps, il est le théâtre principal de l’expression de la violence lors des conflits, à travers la blessure voire la mort d’une part mais aussi à travers la sexualité, privation qui aura ses conséquences dans la question du retour des soldats. S’ajoute à la douleur physique, la douleur mentale, la peur naissante de l’infidélité, du rejet. Peur et désir qui mènent à la mutilation volontaire des soldats, réponse à un désespoir qui fait muter le désir de retour en besoin d’en finir avec la guerre, et parfois même avec la vie dans les cas les plus extrêmes.
Que ce soient les femmes ou les hommes, le conflit laisse des traces physiques et mentales. Qu’il s’agisse de blessures, ou même simplement d’une photo reçue qui laisse apparaître qu’en 4 ans de souffrance et de violence les corps changent, les personnalités, le regard. Pour illustrer cela, nous pouvons nous appuyer sur le Journal de guerre d’une française de Marguerite Lesage publié en 1938 dans lequel elle a retracé des observations sur son changement et celui de son mari. On remarque qu’elle note un vieillissement rapide chez elle, mais aussi elle remarque qu’elle développe une sorte de personnalité au fil des mois, des années. D’autre part elle parle aussi de son mari, de l’inquiétude qu’il ne l’accepte pas comme elle est devenue, et lorsqu’elle reçoit une photo de lui, elle affirme ne plus le reconnaître. Les traits et les regards se durcissent, les personnalités des femmes s’affirment et de fait des inquiétudes naissent : “est-ce que cela plaira à mon mari ?” demandent-elles. Nous en avons parlé, les lettres envoyées par les femmes à la presse permettent aussi de rendre compte de ces traces, mais c’est aussi dans la médecine que l’on en retrouve et c’est sur cela qu’il faut s’attarder pour traduire la violence de la guerre et comme elle s’immisce dans l’intime. On remarque notamment que les hommes souffrent de conséquences médicales graves : les insomnies, dépressions, morbidités, anxiétés, deviennent difficiles à vivre pour leur famille qui ne comprend pas, ce qui entraîne de l’irritabilité, des troubles d’humeur et de caractère, des crises de colère.
Pendant la guerre, dans les lettres des hommes notamment, on a pu remarquer une inquiétude quant à la sexualité. Les hommes expliquent à leur femme dans les lettres qu’ils ont peur de perdre leur capacité sexuelle. A l’époque, ce problème voulait surtout dire qu’il fallait se préparer à ne pas avoir d’enfant, ce qui, pour certains, signifie la perte d’un vrai projet commun, notamment chez les jeunes mariés avant-guerre. Après la guerre, les médecins désignent une souffrance comme une “apathie affective” qui expliquerait le problème de l’impuissance chez les hommes. Pendant la guerre, émergent des réseaux de prostitution en zone de combat, même si dans la réalité, toutes les femmes ayant été mises dans cette catégorie n’étaient pas forcément des prostituées[4]. Mais globalement, le manque physique impliqué lors de la guerre a des conséquences réelles, tout comme le fait que les femmes aient appris à vivre seule pendant 4 ans ou plus. Nous en reparlerons lorsque l’on parlera de l’Etat dans la gestion du couple après la guerre, mais ces conséquences mentales et physiques impliquent un glissement des mœurs qui va mener à un renforcement des stéréotypes de genre. En effet, les problématiques de l’après-guerre vont ancrer une image du couple mais surtout une image type de la femme comme une mère, une femme au foyer, une femme aimante et soignante. L’image de l’homme elle devient celle d’un homme fort, guerrier. Ces images entre en totale contradiction avec la réalité humaine, les femmes ont appris à vivre selon leur désir et s’affirment avec ce qu’elles appellent une “personnalité”. De leur côté, les hommes reviennent malades et tombent alors de plus en plus dans l’alcoolisme et parfois se renferment en ne communiquant quasiment qu’avec d’autres survivants. Les devoirs civiques de l’homme et de la femme ne se sont pas adaptés à la réalité des années de guerre. Les femmes, par exemple, se voient presque reprocher leur nouvelle affirmation, comme si elles étaient accusées de se défaire de toutes leurs qualités féminines. Il y a une condamnation de la femme moderne (« femme moderne » désignait en grande partie une rupture sociale et conjugale de la place de la femme). Nous y reviendrons mais, ce déclin affectif et sexuel vécu par certains couples et la contradiction entre le rôle des genres civiques et la réalité d’identification de chacun conduit à des crises, notamment démographique, mais aussi des crises sociales, par le biais de la catégorisation des “jeunes filles” et de leur encadrement.
Dans cette guerre qui semble parfois n'être vécue que par les soldats et par les communes proches du front, tant le reste du pays semble être en quelque sorte détaché de ce qu'il se passe, il n'y a pas que la mort que craignent les soldats. En effet, une autre peur plus insidieuse s'est emparée de bien des hommes mariés, même les plus confiants. Quatre ans, c'est long à attendre, même avec les permissions... Alors dans cette guerre qui semble n'en plus finir, les hommes s'interrogent sur la fidélité de leurs femmes. Beaucoup ne doutent pas de leurs amours, mais leur état psychologique fragilisé donne facilement place à cette inquiétude. Et si elle me trompait ? Car c'est une réalité, toutes ne sont pas restées sagement à attendre leur époux. La vie est dure avec les travaux, les restrictions, les enfants quand il y en a... Alors certaines cherchent un certain réconfort là où elles le peuvent. Il n'est pas forcément question d'amour comme certaines en ont témoigné plus tard, il s'agit parfois d'un simple manque affectif à combler. Et cela s'impose d'autant plus quand leurs hommes rentrent totalement traumatisés par les combats.
Même après la guerre, une fois qu'ils sont rentrés, certains continuent de s'interroger sur la fidélité de leur femme pendant leur longue absence. L'un d'eux garde ce doute pendant plus de 30 ans. En effet, en 1923, un livre appelé "Le diable au corps" écrit par quelqu'un de sa commune est publié. L'auteur raconte ses aventures amoureuses avec une jeune mariée et dont en plus, un enfant serait né. Le soldat craint d'après les événements racontés qu'il ne s'agisse de sa femme, même lorsque des années après elle lui assure que non sur son lit de mort. Ce livre populaire a ainsi contribué à développer la peur de l'infidélité qui était née pendant la guerre.
Chez certains soldats, l'idée que leur femme puisse les tromper devient une idée fixe qui s'ajoute aux raisons les motivant à rentrer. On pourrait dire que c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase de combattants qui souhaitent juste rentrer auprès de leur femme, de leur famille, et oublier ce qu'ils ont vu. Cela amène donc beaucoup d'hommes à commettre un acte fou : la mutilation. Et par là, il ne faut pas penser à de "simples" petites coupures. Pour que le retour à la maison soit justifié, certains vont jusqu'à se trancher un membre. Si au début, cela passe facilement pour des blessures de guerre, la multiplication des cas amène à s'interroger sur la réalité de ces blessures. Et forcément, cela amène un doute sur tous les blessés rentrés chez eux. Pour leurs femmes, malgré la joie de retrouver leur mari, il y a cependant de la honte et de l'appréhension. De la honte car c'est déshonorant que son propre mari se soit blessé pour échapper à la guerre, alors que tous ses compagnons sont en train de se battre, d'autant plus qu'il y a la propagande de l'Etat pour encourager tout le monde à participer à l'effort de guerre. Et de l'appréhension car avec la médecine de l'époque, il était difficile de travailler en étant amputé d'un membre. Cela signifiait donc que c'était la femme qui allait devoir avoir la charge du ménage et que donc le mari serait dépendant.
Les réalités de l’après-guerre
L’après-guerre laisse entrevoir les mutations du couple, nous en avons déjà un peu parler notamment parce que les lettres et journaux, l’écriture de soi en générale a été publiée bien après la guerre, mais ici nous allons tenter de décrire les réalités de l’après-guerre hors de l’idée du retour imaginé et de l’idéalisation de la guerre. L’après-guerre, pour le couple, ce sont des retrouvailles qui, d’après les enquêtes de presse, sont globalement positives mais sont tout de même difficiles, c’est aussi une implication de l’Etat, c’est la montée d’une catégorie : les jeunes filles, et ce sont aussi des veuves.
Lorsque l'armistice est signé, les hommes sont enfin démobilisés et ils peuvent rentrer chez eux. Beaucoup ont bien sûr eu des permissions pendant les quatre années où ils ont combattu, mais cette fois ils rentrent pour de bon, sans avoir le spectre du départ pour le front à chaque instant. Bien sûr, les hommes se réjouissent de retrouver leur femme, et vice versa, car nombre d'entre eux n'ont pas eu cette chance, mais les retrouvailles ne sont pas si aisées qu'on pourrait le penser. Cela n'a rien à voir avec les fantasmes de retrouvailles que tous avaient. Comme nous l'avons mentionné plus tôt, la guerre a laissé des traces indélébiles, et pas seulement physiques. Le mental des soldats a été complètement bouleversé par les épreuves vécues, et la psychologie n'étant pas encore très développée, on peine à détecter le stress post-traumatique. Forcément, ces marques physiques et psychologiques influent sur le couple. Lorsque les hommes reviennent blessés de la guerre, il faut qu'ils apprennent à se reposer plus sur leurs compagnes, ce qui, comme nous avons pu le voir, crée un nouvel équilibre dans le couple. Mais cela semble peu de choses en comparaison de ceux qu'on a appelé "les gueules cassées". Ce sont ces hommes, défigurés par la violence des armes, qui en rentrant n'étaient même pas reconnus par leur famille. Bien qu'il s'agisse de leurs époux, certaines femmes sont dégoûtées par le nouvel aspect de l'homme qu'elles ont connu. Même quand ce n'est pas le cas, ces marques impossibles à effacer achèvent le moral de bien des survivants. Ils ressentent de la honte, de la peine d'être vus comme des "monstres", et quelques-uns choisissent de se suicider plutôt que d'affronter quotidiennement le regard de leur femme et des autres. C'est également le cas de soldats qui n'ont pas été défigurés mais qui ne parviennent plus à supporter le poids des horreurs qu'ils ont vu. Pour les autres, le soutien de leur femme est ce qui les aide à surmonter les épreuves. Aussi, une fois les retrouvailles passées, un long travail de reconstruction débute et les épouses ne retrouvent pas toujours l'homme qui est parti quatre ans plus tôt. Une femme témoigne ainsi : "Je leur ai donné un mouton, ils m'ont rendu un lion". Comme nous l'avons évoqué, la sexualité est également mise à mal par les troubles psychologiques des soldats revenus, ce qui entre en opposition avec la volonté d'un renouvellement démographique à la suite des nombreuses pertes subies.
L’image civique des genres dont nous avons parlé plus tôt s’inscrit dans une lutte nataliste engagée par l’Etat au sortir de la guerre. Les lois contre l’avortement et les lois de répressions contre les revendications pour l’avortement se renforcent entre 1920 et 1923 mais en plus l’officialisation de la fête des mères en 1926 fini d’ancrer l’image et le devoir civique du couple Pour l’Etat, être une femme civique et patriote, c’est être une mère. Cette vision tente de s’imposer comme une continuité de l’héroïsme féminin pendant la guerre. La femme devient alors cette personne forte, mère, soignante, aimante, liée de près à l’image de l’infirmière qui s’occupe de son patient, la femme elle s’occupe de son mari et de son foyer. Mais surtout, après la guerre, on note la montée d’une catégorie nouvelle, celle des “jeunes filles”. Dans un article intitulé L’oiseau rare de Mlle.Fusier dans le journal Femina (février 1920) : moyenne de 8 ou 9 femmes (jeunes filles (4 ou 5), femmes divorcées, veuves) pour 1 homme après la guerre. Cette féminisation de la société conduit inévitablement à des remises en cause, notamment par les jeunes filles elles même, des cadres. On se demande alors s’il est bien pour une jeune fille de demander un homme en mariage, d’autres dénonce la virilisation des femmes, l’amitié homme/femme devient une préoccupation, un glissement des mœurs qui dérange avec notamment un changement d’attitude et de langage des femmes. La libération sexuelle, mentale, physique des femmes pose problème mais aussi question, on se demande quelle éducation donner aux jeunes filles, de quelle attitude la jeune fille doit avoir, doit-elle exprimer sa personnalité, quitte à paraître un peu effrontée ? ou doit-elle se conformer au modèle incarné par les mères ? De même, comment l’homme peut-il se réintégrer dans sa famille et la société avec les douleurs, les marques de la guerre, notamment les conséquences médicales mais aussi sociale comme le fait de ne sortir qu’avec les survivants, de revoir les champs de bataille pendant les promenades, mais aussi les mécanismes d’autodestruction comme l’alcoolisme. La place des femmes dans la société devient alors une place importante d’un point de vue numérique, mais aussi une place importante car elles sont importantes pour la lutte nataliste, il est important qu’elles restent dans le cadre genré que la société leur crée, mais elles sont aussi vu comme le ciment de leur couple : dans une réponse à une femme inquiète des réactions de son mari, le journal Eve lui dit que les réactions de son mari sont normales et qu’elle doit le traiter comme un enfant qui apprend la vie et qu’il faut accompagner. Mais la réalité des femmes est très éloignée, elles ont eu à changer de tenue pour travailler, à se débrouiller seule, certaines disent même qu’elles ont eu à “penser par elle-même” et apprendre à s’écouter, d’où naît l’inquiétude : “est-ce que cela va plaire ?” voire même la colère : Exemple de Clara Malraux[5] : “Ces quatre années avaient tout changé. D’abord, les détails extérieurs : j’étais passée des robes presque longues aux robes courtes, [...] je circulais seule [...] ce qui m’attendait, ce fut l’indignation de mon frère : “il faut que cela change !” dit-il ; mais rien de précis n’était à changer : c’était plutôt une atmosphère [...]. Celui devant qui je me trouvais en 1918 eut tout l’air d’un tyran [...]. Trop peu informé de ce qui nous avait atteints en ces quatre ans, il ne pouvait guère commander, mais il semblait le regretter [...]. Quatre ans il avait été trop loin, voilà soudain qu’il était près au point de m’étouffer”. Il y a donc un choc particulier entre l’image étatique et civique du couple, de l’homme et de la femme et la réalité physique et mental de chaque instance.
Nous allons maintenant aborder une dernière situation, celle qui est sans doute la plus difficile à vivre, la perte de l'époux. Le triste bilan de la fin de la guerre fait état de plus de 3 millions de femmes veuves. Pour avoir une idée de ce que cela représente, il faut se dire que c'est actuellement le nombre de personnes habitant en Bretagne. Dans notre région, les coiffes que nous connaissons blanches sont brunies en signe de deuil. Parmi ces nombreuses femmes, on trouve deux types de situations. Dans le premier cas, le mari est bel et bien mort, mais dans le deuxième, la situation est plus difficile. En effet, avec les millions de soldats engagés dans le conflit, le chaos était tel qu'il était difficile parfois de déterminer qui était mort ou pas. Souvent dans les journaux des unités qui rendaient compte des événements marquants quotidiens de l'unité, on trouvait des tableaux qui faisaient régulièrement état des blessés, des morts et des disparus. Beaucoup de soldats sont ainsi considérés comme "disparus" parce que la dépouille n'a pu être retrouvée ou identifiée. De ce fait, bien qu'ils soient généralement déclarés comme étant décédés, le deuil est difficile à faire pour leurs femmes. Certaines gardent toujours un espoir qu'il y ait eu une erreur puisqu'il n'y a pas de corps. Les miracles sont rares, mais ils se produisent parfois. Cette absence fait également que les veuves n'ont même pas la possibilité de se recueillir sur une tombe puisqu'elles n'ont personne à enterrer. Généralement, on trouve un simple nom sur une plaque de commémoration, voire un semblant de tombe avec une croix dans un carré militaire près des anciens champs de bataille. Ces veuves sont poussées à s'exhiber en affichant clairement leur veuvage par leurs tenues. Et gare à celles qui ne suivent pas cette règle tacite et qui prennent soin de leur apparence : elles sont aussitôt mises au ban de la société et critiquées par tous. On trouve également une situation particulière qui a fait quelques centaines de veuves durant le conflit. Effectivement, lorsque la justice militaire estimait que des soldats s'étaient montré désobéissants ou avaient abandonné leur poste, ils étaient purement et simplement fusillés. Cela a créé une situation délicate pour leurs veuves qui d'une part ne pouvaient être considérées comme veuves de guerre, et donc avoir une pension et quelques protections, et d'autre part devaient supporter la pression sociale d'être les femmes de mauvais soldats.
Le veuvage permet cependant à de nombreuses femmes de s'émanciper de la tutelle de leur mari. Depuis des siècles, c'est la condition la plus enviable pour une femme dans la société patriarcale. Cela garantit à la fois une indépendance et une liberté vis à vis des conventions sociales puisque les veuves ont déjà accompli leur "rôle" de femmes en se mariant une fois. Mais cela donne aussi lieu à de nouvelles difficultés pour elles qui se reposaient toujours sur leur époux pour certaines choses. Heureusement, des personnes influentes luttent pour faire évoluer les lois en leur faveur, afin qu’elles aient plus de reconnaissance, et des associations sont créées pour soutenir ces femmes qui ont perdu leur mari.
La guerre, par sa violence et sa durée, a contribué à la mutation du couple. Dans un premier temps, d’un point de vue physique, les hommes reviennent blessés, physiquement mais aussi mentalement. Les femmes aussi, leurs traits se durcissent et leur personnalité se révèle. Pire encore sont les conséquences mentales, les soldats reviennent malades, souffrants de nombreux troubles les conduisant à l’alcoolisme, et surtout ils reviennent impuissants. Ces deux réalités, des hommes détruits et des femmes émancipées, entrent en contradiction avec la structure traditionnelle et sociale du couple : la lutte nataliste et l’image des genres crée un paradoxe avec la réalité des couples ne pouvant faire d’enfant, des femmes nouvellement libérées des stéréotypes sociaux de la “jeune fille” mère en devenir qui doit s’occuper du foyer et des hommes, et surtout des hommes érigés en héros qui sont, en réalité, profondément meurtris par la guerre. Cela entre dans une mutation générale de la structure sociale des couples et des genres. De même que les femmes veuves se voient accordées des droits et sont alors reconnues comme chef de famille. Dans la globalité, le retour à l’intime est un sujet complexe, car beaucoup d’instances entrent en conflit, créent des paradoxes, et surtout, l’écriture de soi diminue après le retour : seules quelques ressources comme les actes juridiques, les lettres envoyées à des journaux, essentiellement féminins, ou encore des transmissions de l’histoire familiale et témoignages écrits, permettent d’éclairer les réalités vécues par différents couples et illustrer par la même l'éventualité d’un retour imaginé devenu réel, mais souvent loin du bonheur fantasmé.
[1] Clémentine Vidal-Naquet, “Le couple pendant la Grande Guerre : un sujet d’histoire ?” in centenaire.org, publié le 13 juin 2013 (consulté le 24/01/2020)
[2] Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime : au sortir de la guerre, Tallandier, 2009
[3] Pierrick Brabant, Cléden-Poher : Pour la mémoire, Auto-édition, 2018
[4] Le Naour Jean-Yves, « Épouses, marraines et prostituées : le repos du guerrier, entre service social et condamnation morale », dans : Évelyne Morin-Rotureau éd., Combats de femmes 1914-1918. Les femmes, pilier de l'effort de guerre. Paris, Autrement, « Mémoires/Histoire », 2004, p. 64-81. URL : https://www.cairn.info/combats-de-femmes-1914-1918--9782746705159-page-64.htm
[5] Clara Malraux, Le bruit de nos pas, Paris, Grasset, 1966, 280p. (cité dans : Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime : au sortir de la guerre, Tallandier, 2009) Bibliographie :
- https://centenaire.org/fr/societe/le-couple-pendant-la-grande-guerre-un-sujet-dhistoire (consulté le 24/01/2020)
- Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime : au sortir de la guerre, Tallandier, 2009
- Dominique Fouchard, Le poids de la guerre : les poilus et leur famille après 1918, Presse Universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2013
- Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre 14, Petite bibliothèque Payot, coll. Histoire, 2013
- Le Naour Jean-Yves, « Épouses, marraines et prostituées : le repos du guerrier, entre service social et condamnation morale », dans : Évelyne Morin-Rotureau éd., Combats de femmes 1914-1918. Les femmes, pilier de l'effort de guerre. Paris, Autrement, « Mémoires/Histoire », 2004, p. 64-81. URL : https://www.cairn.info/combats-de-femmes-1914-1918--9782746705159-page-64.htm
- Pierrick Brabant, Cléden-Poher : Pour la mémoire, Auto-édition, 2018
Je devais le lire pour cet article parce qu'il m'a été signalé par le professeur pendant la correction de notre oral mais je n'ai pas eu le temps :
- Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre : le tragique et l'ordinaire du lien conjugal, Les Belles Lettres, 2014
J'espère que cet article vous a plu, il y en aura d'autres du genre de temps en temps !
Sur ce, je vous souhaite de belles découvertes !
Comments